26 janvier 2016

(7) Le retour au bercail

Luisa Gallerini
A dix-huit heures précises, elle quitta son bureau. Comme souvent lorsqu’elle partait tôt, elle croisa Monsieur Barret, son supérieur hiérarchique, posté devant la salle de pause.
Un gobelet à la main, il débattait entre deux portes avec la nouvelle hôtesse d’accueil, une jeune fille d’une vingtaine d’années, aux ongles rouge tomate et aux cheveux jaune tournesol.
- Bon après-midi, Marie ! lança-t-il à la ronde avec un sourire mauvais. 
- Merci, vous aussi ! marmonna Marie en marchant d’un pas résolu vers les escaliers. Mais cela ne fait aucun doute, puisque vous êtes en charmante compagnie !

Ventru, le crâne clairsemé et luisant, les muscles flasques, si l’on pouvait encore parler de muscles, les dents minées par le tabac et le café, la lèvre inférieure pendante et le poil audacieux à l’encolure, Monsieur Barret avait à peine dépassé le cap fatidique des quarante ans. Elle se souvint du jour où, ne supportant plus ses avances, elle avait ruiné toute velléité de séduction en fixant son alliance. Elle s’était arrêté de parler, avait gardé la tête légèrement inclinée en signe d’assentiment, puis avait concentré son attention sur la bague qui ornait son propre annulaire, en la tournicotant dans un sens puis dans l’autre, avant d’en racler les bords avec l’ongle afin d’en tirer de déplaisants grincements. Ce souvenir, encore frais dans son esprit, la réjouissait comme au premier jour. Depuis cet épisode, l’importun déployait des trésors d’ingénuité dans l’art de l’esquive.
Il n’était pas encore dix-neuf heures quand elle atteignit le carrefour Strasbourg Saint-Denis. Rue du faubourg Saint-Denis , elle enjamba de justesse une coulée d’ordures ménagères et de lessive écumeuse.


Le quartier grouillait d’êtres dissemblables. Un homme au front buriné, aux yeux éteints et au dos cassé, poussait un chariot où s’entassaient pêle-mêle des robes à fleurs et d’indécents jupons blancs en dentelle, qui se balançaient au bout de leur cintre comme autant de pendus. Dans la cohue se faufilaient des livreurs de fruits et légumes, de bouteilles de gaz et de meubles, de sacs de riz, de soja, de viande et de canettes de bière. D’énormes camions bloquaient les rues adjacentes pour approvisionner la meute de magasins qui se disputaient le quartier. Une mendiante , assise à l’angle de la rue de l'Échiquier, tendait un gobelet en inox en maugréant, pieds nus sur le trottoir souillé, mais personne ne la voyait, comme personne ne voyait l’homme qui avançait, plié sur sa canne, les jambes en équerre. Marie les croisa distraitement, n’ayant en tête qu’une idée, l’oiseau de pierre, qui éclairait son quotidien de l’étincelle attrayante de l’inconnu.

Rue d’Enghien , elle tourna à l’angle d’un troquet parisien où elle aimait déjeuner, la salle offrant un cadre agréable avec son haut plafond constellé de moulures centenaires, ses banquettes années soixante et ses murs tapissés de musiciens de jazz. A la lecture du plat du jour, elle sentit la faim tambouriner aux parois de son estomac. Lorsqu’elle franchit la porte cochère, elle fut gratifiée d’un retentissant « Bonsoir ma jolie ! ». Elle salua Nicole d’un signe de tête, écrasa sans être vue la patte du chien qui s’apprêtait à lui croquer la cheville, puis s’esquiva à la faveur d’un visiteur.

Fin du chapitre. A suivre...

Dans le prochain épisode, le Louvre se transformera en haut lieu de la drague parisienne.

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