26 juin 2010

Livres numériques et romans en ligne, la lecture de demain ?

Luisa Gallerini
« Ne prêtez pas vos livres : personne ne les rend jamais. Les seuls livres que j'ai dans ma bibliothèque sont des livres qu'on m'a prêtés. »  (Anatole France)

Les ebooks sont-ils en voie de remplacer les livres papier ? Question épineuse qui suscite de vifs débats dans le milieu de l’édition, impliquant tant les éditeurs que les libraires, les auteurs que les lecteurs, les imprimeurs, les diffuseurs, les distributeurs et autres maillons de la grande chaîne du livre. Les lecteurs de livres numériques, baptisés liseuses en France, font trembler, après avoir fait sourire. Que s’est-il passé entre-temps ? Les technologies ont évolué, Internet a tissé sa toile (les gens lisent moins de livres et plus d'articles en ligne (actualités, blogs, sites web...)), et le monde de l’édition est en crise. 
Doit-on sonner le glas des livres imprimés ? ou au contraire, célébrer une  coexistence pleine de promesses avec leur homologues numériques ?

Le livre numérique possède d'ores et déjà des atouts à faire pâlir n’importe quel acteur du monde de l’édition : coût de distribution facultatif (vente directe possible), pas de coût de stockage, d’impression ni d’acheminement, pas d'invendu, un gain écologique substantiel (pas d’arbre, ni d’essence, ni d’encre à utiliser), un coût de production réduit à un unique volume (un livre numérique « fabriqué » une fois est reproductible à l’infini), un confort de lecture sur mesure (taille et type de police, luminosité (on peut lire dans le noir complet !), etc.)…
Cerise sur le gâteau, l’arrivée en masse, sur le marché, d’appareils multifonctions comme l’Iphone, l’Ipod Touch, l’Ipad et autres smartphones, netbooks et consoles de jeux. Le lecteur de livres numériques, au final, devient lui aussi gratuit ; le plus souvent, on achète ce type d'appareil dans un tout autre but : téléphoner, jouer, surfer sur le net... Offrir la possibilité de lire des ebooks n’est que l’un des bonus (gadgets ?) de ces machines révolutionnaires ; selon les terminaux, l'application concernée est préinstallée ou gratuite, à télécharger soi-même (ce qui est le cas, notamment, de Stanza).
Dans un tel contexte, les Kindle, Bookeen et autres dinosaures mono-tâche ont bien du souci à se faire : s’ils n’évoluent pas, ils ne séduiront jamais le lectorat de demain qui veut lire et surfer à la fois, tout en écoutant de la musique, entre deux mails et trois coups de téléphone. 
Les réticences conjuguées des fournisseurs comme des consommateurs, qui s’imaginent difficilement lire un livre sans support papier alors même que nombre d’entre eux lisent toute la journée sur leur écran d’ordinateur, s’expliquent également par la crainte que l’on a tous du progrès. Les modes d’expression usuels vont-ils souffrir dans la mêlée ? changer radicalement ? la langue française elle-même va-t-elle en subir les conséquences (langage texto, etc.) ?

Cette peur, évidemment, ne date pas d’hier ; la presse de Gutenberg, au XVème siècle, n'a-t-elle pas échauffé les esprits en menaçant les pierres des monuments et l'iconographie religieuse ? Lorsque Victor Hugo exprime les angoisses des ecclésiastiques comprenant que le « livre tuera l’édifice », on ne peut s'empêcher de songer à cet incroyable paradoxe du fragile et périssable papier, qui remportera en effet une victoire sans appel face aux inébranlables et presque éternelles constructions de pierre (Notre Dame de Paris, sur wikisource) :

Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l'archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice.
À notre sens, cette pensée avait deux faces. C'était d'abord une pensée de prêtre. C'était l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie. C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s'alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil à la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Légion ouvrir ses six millions d'ailes. C'était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l'humanité émancipée, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la foi, l'opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s'évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d'airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu'une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l'église.
Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idée capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L'imprimerie tuera l'architecture.
En effet, depuis l'origine des choses jusqu'au quinzième siècle de l'ère chrétienne inclusivement, l'architecture est le grand livre de l'humanité, l'expression principale de l'homme à ses divers états de développement soit comme force, soit comme intelligence.

 Examinons à présent la seconde hypothèse, bien plus optimiste et bien moins radicale : la coexistence du papier et de l’immatériel, avec cet avantage indéniable du second sur le premier que ses « ennemis » s'avèrent bien moins nombreux (Paul Valéry : « les livres ont les mêmes ennemis que l'homme : le feu, l'humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu ») !
Sur le modèle de l’industrie du disque, Internet pourrait servir de tremplin à de nouveaux auteurs ; il agirait alors comme un « découvreur » de talents au même titre qu’un comité de lecture traditionnel. Combien de chanteurs (Grégoire, Lily Allen, Sliimy, Yelle, etc.) et de groupes (Arctic Monkeys, etc.) n’ont-ils pas percé grâce à mySpace (entre autres), en diffusant par eux-mêmes, et gratuitement, leur propre musique ? Les producteurs qui ont signé avec ces jeunes pousses n’ont eu aucun mal, par la suite, à vendre leurs albums sur support physique, et cela n’a rien d’étonnant. Ils savaient avant même de s'engager que leurs poulains auraient du succès ; leur public était déjà conquis et « quantifiable ». Du pain béni, même pour les plus frileux d’entre eux ! 
Ainsi donc, le livre numérique pourrait en quelque sorte se positionner « en amont » du livre papier. Les auteurs diffuseraient tout ou partie de leurs écrits sur le web, partant d’eux-mêmes à la rencontre (ou non) de leur public, en assurant ainsi leur propre promotion ; les éditeurs économiseraient des frais de publicité, et les comités de lecture deviendraient des comités d’enquêteurs web à la recherche du roman en ligne du moment. Seuls les « best-sellers » seraient imprimés en masse au format papier, les autres pouvant toujours l’être à la demande par des sociétés comme Lulu, transitant éventuellement par des libraires. La légitime plainte de Franz Kafka deviendrait ainsi caduque, face à la diversité sans précédent qu'offre la publication gratuite sur le web : « on peut facilement tirer tant de livres de la vie et l'on peut tirer si peu, si peu des livres. »

Dans ce modèle idéal, le monde de l’édition serait préservé dans son entier, avec en outre un risque d’invendus bien moindre, et le plaisir de tourner les pages, d’offrir un livre, de se constituer une bibliothèque (« une pièce sans livres », n'est-ce pas « comme un corps sans âme » (Cicéron)), ne disparaîtraient pas. D'ailleurs, si l'on y réfléchit bien, l’« édifice » de Victor Hugo n’a-t-il pas suivi le même chemin ? A-t-on cessé de bâtir des édifices – églises, cathédrales, tours, ponts, arcs et autres monuments –, et d’en graver la surface ? de s’exprimer dans la peinture, la sculpture comme dans l’art du vitrail ? Si le livre papier a su cohabiter avec le livre « monumental », pourquoi en serait-il autrement du livre électronique, avec non seulement son « père » papier, mais aussi, son « grand-père » pierre ? 
Peut-être vous demandez-vous à quoi ressemblerait alors, plus précisément, le futur monde de l’édition. Des auteurs à succès, plébiscités sur le net, émergeraient (enfin !) d’un marasme culturel que plus personne ne contrôle, faute de temps et d’argent (des milliers de manuscrits sont reçus chaque année par les maisons d'édition, pour très peu de lus, et encore moins d’élus). Ces nouveaux auteurs auraient la possibilité de redessiner le paysage littéraire français qui depuis plusieurs années, s’essouffle et commence à faire pâle figure face à la production étrangère (anglo-saxonne, pour n’en citer qu’une), et seraient édités sans risque  (en masse ou à la demande), par des éditeurs soulagés d’une partie des frais de promotions, et surtout, du stockage, du transport et du pilonnage des livres invendus. Les relations entre éditeurs et libraires seraient également simplifiées : les best-sellers seraient clairement identifiés, il y aurait donc moins de retours. Pour les libraires, les ventes, qui ont baissé ces derniers mois (- 7 % en janvier, - 2,5 % en avril, selon le baromètre Livres Hebdo/I + C, le chiffre d'affaires des 300 grandes librairies indépendantes étant compris entre - 5 % et + 2 %, selon les chiffres du Syndicat de la librairie française (SLF)), devraient s’améliorer, puisqu’ils proposeraient plus d’ouvrages à succès, au sein d’un panel plus varié (grâce à l'impression à la demande), renouvelé et de qualité. De nouveaux publics émergeraient certainement, grâce à la forte pénétration du média Internet, et grâce à l’offre qui, diversifiée, répondrait aux attentes d’un lectorat plus large. Et qui sait? Peut-être les auteurs du domaine public, à présent accessibles gratuitement au format numérique, vont-ils eux aussi regagner, dans cette révolution du livre, leurs lettres de noblesse auprès d’un public devenu plus gourmand ? Si l'on en croit Marcel Proust : « les passions sont comme des bibliothèques où le vulgaire séjourne sans connaître les trésors qu'elles contiennent.».

Pour clore ce chapitre sur le roman en ligne (qu’il soit publié sous forme de blog, d’application iTunes, de site web, de fichier au format pdf, epub ou Word, etc.), posons-nous une dernière question : comment en est-on arrivé là ? à cette « crise » du livre ? 
L’évolution technologique, avec ses lecteurs d'ebooks ultra-performants, est-elle responsable de cette lame de fond qui aujourd’hui, mine l’univers de l’édition ? ou bien ouvre-t-elle, au contraire, d’heureuses perspectives à une industrie moribonde et endettée, qui ne sait transmettre le goût de la lecture que lorsqu’une JK Rowling (oups, elle est anglaise) s'extrait de ses cendres ? Ne devrait-on pas accueillir le média numérique avec ferveur, comme un potentiel sauveur des Belles Lettres, plutôt que de s’en défier en criant au loup ? 

N’hésitez pas à me faire part de vos remarques, car ce sont les lecteurs d’aujourd’hui qui construisent la littérature de demain.

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