11 décembre 2015

(4) Un lendemain difficile

Luisa Gallerini
Le lendemain matin, elle s’éveilla dans un état d’excitation inhabituel.
Oubliant combien sa virée nocturne les avait salies, elle enfila ses chaussures sans les cirer, puis passa son manteau, s’enroula dans son étole terreuse, et, sacoche à la main, déverrouilla la porte. Après s’être assurée d’un coup d’œil circulaire que tout était en ordre, elle quitta son appartement.

Elle ne croisa personne dans l’ascenseur, un authentique clapier à parisiens aux portes grillagées, au plancher mou et aux chaînes grinçantes.

Le hall de l’immeuble et la cour intérieure se révélèrent tout aussi déserts. Marie bénit le ciel, car Nicole, la concierge, ne semblait pas être en faction. Le peu d’âmes qui vivaient en ces murs le savaient fort bien, il était impossible de franchir le seuil sans échanger quelques paroles avec elle, ce qui donnait lieu, les jours fastes, à plusieurs minutes de monologue. Derrière d’opaques rideaux en nylon, plus gris que blancs, qui masquaient parfaitement l’intérieur de la loge et lui permettaient de voir sans être vue, elle guettait les indélicats qui tentaient de se soustraire à l’aumône journalière. Elle surgissait alors en ouvrant la porte à toute volée, ponctuant son intervention triomphale d’un bonjour acerbe. D’une manière générale, celui qui fautait une fois ne réitérait jamais l’offense. Personne n’aimait frôler délibérément l’accident cardiaque. 

Cependant, ce matin-là, Marie tenta le diable et trottina silencieusement sous les fenêtres de la loge, d’où aucune lumière ne filtrait. Elle tirait le loquet de la porte cochère, n’utilisant pas le système électrique pour faire le moins de bruit possible, quand Niniche , le chien de Nicole, une vraie teigne, se mit à japper. Serrant les mâchoires, Marie étouffa un juron. Comme tous les copropriétaires, elle redoutait le malingre caniche noir et blanc, hargneux et fourbe comme pas deux, qui passait du coup de langue amourachée au coup de croc excédé l’espace d’un geste, d’un regard ou d’un son, que bien entendu, il était le seul à percevoir. Quand la porte se referma sur la fugitive, la fenêtre, ouverte brutalement, trembla si fort que la vitre eut un hoquet de verre cassé. Marie imagina sans peine la mine déconfite de Nicole , les cheveux en bataille, hurlant sur la maudite bête. Savourant sa victoire, elle se hâta de quitter la rue d’Enghien , puis, d’une semelle alerte, elle rejoignit le métro qui régurgitait, à cette heure matinale, une gerbe de travailleurs maussades et acariâtres, aussi mauvais, somme toute, que Niniche.

Sa journée de travail commença par une interminable réunion de suivi, où elle dut disséquer par le menu les projets dont elle était en charge, en justifiant les coûts, les délais et les impacts organisationnels. Il était près de midi lorsqu’elle regagna son poste. Elle alluma son ordinateur et regarda défiler les lignes absconses, blanches sur fond noir, qui annonçaient apparemment que tout allait bien dans l’univers morne de la machine . Hypnotisée par l’écran, elle laissa son esprit dériver, songeant à sa mystérieuse découverte. Son voisin de bureau, qui cherchait une collègue de beuverie pour l’escorter à la machine à café, l’interrompit dans ses réflexions : 
- Alors, on n’entend pas quand on frappe à la porte ? glapit-il.
- Comme un lundi matin ! rétorqua-t-elle, la voix rauque.
- Tu prends un café ?
- Désolée, mais aujourd’hui, c’est impossible. Il faut que j’avance sur un dossier, c’est urgent.
- Ah ! si Madame travaille, alors !
Elle ne regretta qu’une fraction de seconde sa dose de caféine, exquis poison que son corps réclamait à grands cris .


Dès le prochain épisode, vous ne verrez plus la colonne de la Bastille du même oeil...

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